Le Géotop, 3ème: Jacques Lévy fait sa ciné-géographie

Après Serge Bourgeat puis l'hôte de ces lieux, troisième livraison du Géotop. Place aux stars, avec Jacques Lévy, qu'on ne présente plus mais qu'on va quand même présenter rapidement, en rappelant qu'il a fait partie, au tournant des années 1970 et 1980, des quelques géographes qui ont participé à sortir la discipline d'un siècle de glaciation. Plus récemment, il a réalisé un film proposant, sur fond de musique atonales et d'images très chinoises, ses pensées sur l'urbanité (on en parlait ici). Ci-dessous, il se livre à l'exercice du Géotop (présenté ) et fait émerger quelques grands absents des deux listes précédentes : Wim Wenders, Guy Debord et, bien sûr, Orson Welles et Touch of Evil. Pour le détail de cette liste très cinéphilique, cliquer ligne suivante.


Dogville_Affiche

Dogville, 2003, Danemark, Lars von Trier.


Pour comprendre, par le cinéma, l’efficacité d’une théorie du social qui utilise l’espace comme une pédagogie puissante.

Un dispositif expérimental donne à voir les apories d’une approche psychologique du politique. Dans cette société réduite à l’essentiel, les métriques jouent pleinement leur rôle et nous conduisent à la conclusion que la citoyenneté ne peut exister sans mettre l’empathie à distance.

Alice dans les villes, affiche

Alice dans les villes (Alice in den Städten), 1974, Allemagne, Wim Wenders.


Pour se rendre compte qu’il n’est pas si difficile de demander à la caméra de regarder le monde.

Un cinéma diégétique, qui prend au sérieux le monde extérieur aux personnages et à l’action et montre sa puissance dans la simplicité. Ce voyage plein de surprises fait de l’espace public l’intrigue, le ressort et l’enjeu du récit – et ça marche !

Lisbonne Story, affiche

Lisbonne Story (Lisbon Story), 1994, Allemagne, Wim Wenders.


Pour prendre conscience de la force géographique du son.

Vingt ans après Alice…, Wenders démontre la capacité de l’espace sonore à construire un environnement qui se suffit à lui-même. C’est aussi l’occasion de dessiner le portrait d’une ville dont l’urbanité mystérieuse et ouverte a aussi fasciné Alain Tanner dans sa période géographique (Dans la ville blanche, 1983).

Le pas suspendu de la cigogne, affiche

Le pas suspendu de la cigogne (To Meteoro Vima tou Pelargou), 1991, Grèce, Theo Angelopoulos.


Les rhizomes peuvent-ils l’emporter sur les pays? Telle est la question que le film propose en enquêtant sur des Balkans ravagés par la géopolitique mais travaillés par les liens souples que tissent, dans les interstices de l’ordre territorial, des individus émergents.

La soif du mal, affiche

La soif du mal (Touch of Evil), 1958, États-Unis, Orson Welles.

Pour un plan-séquence initial de 3'20'' qui dit tout de l’antinomie entre villes et frontières.

Ici, c’est le territoire borné qui gagne, écrasant inexorablement les tentatives de le dépasser. La continuité du plan est contestée par une fin brutale, comme si les tours de magie du cinéma se faisaient rappeler à l’ordre par un réel sinistre.

Les demoiselles de Rochefort, affiche

Les demoiselles de Rochefort, 1967, France, Jacques Demy.


Pour une modélisation de l’espace public.

La comédie musicale est un genre paradoxal dans lequel la musique, omniprésente, n’a pas pour fonction, contrairement aux films narratifs habituels, de pré-formater le spectateur, mais, au contraire, de lui rendre sa liberté. Cette distanciation s’applique ici à toute une ville, ré-agencée pour nous montrer les merveilles de l’inattention civile et de la sérendipité.

Critique de la séparation, affiche

Critique de la séparation, 1961, France, Guy Debord.

Pour un regard sur l’espace comme réunion de ce qui, ailleurs, est séparé.

Dans la première partie de son parcours, Guy Debord a travaillé l’idée que, par son  unité complexe et ses possibles "dérives", l’espace urbain contient, au moins virtuellement, l’unité même qui fait défaut dans les mondes sociaux fragmentés qui nous étreignent. Le rapport texte/image, très ouvert, rend ce film particulièrement remarquable.

Allemagne année zéro, affiche

Allemagne année zéro (Germania anno zero), 1948, Italie, Roberto Rossellini.


Pour une incitation à faire de l’espace non plus un décor, mais un personnage.

Dans Berlin en ruines mais survivant, Roberto Rossellini n’a pas de mal à nous faire comprendre que l’environnement est actif, qu’il est à la fois cause et métaphore, morsure et blessure, éthique et esthétique, tout comme les habitants qui y cherchent leur route.

L'étoile imaginaire, affiche

L'étoile imaginaire (La stella che non c’è), 2000, Italie, Gianni Amelio. 


Pour une hybridation discrète entre fiction et non fiction, un road-movie dans une Chine vue par un Italien.

L’ouvrier dépossédé de son usine va en Chine pour récupérer une identité personnelle malmenée et découvre l’altérité par l’ailleurs. Le réalisateur a trouvé un équilibre entre un itinéraire individuel, qui est à peine un récit, et des lieux, dont il a simplement souligné les traits par des "lignes claires". Ce film m’a permis de comprendre que, pour transformer en images Les villes invisibles d’Italo Calvino, les effets spéciaux étaient immédiatement disponibles dans la Chine d’aujourd’hui.

L'homme à la caméra, affiche

L’homme à la caméra (Tchelovyek s kinoapparatom), 1929, Union soviétique, Dziga Vertov.


Pour un regard totalement contemporain sur la ville.

C’est un document exceptionnel, qui montre qu’on peut faire autre chose avec le cinéma que raconter des histoires et que, pour y parvenir, l’espace, et tout spécialement l’espace urbain, est un objet aux ressources infinies. Ce qui était possible avec le muet est entré en sommeil avec le parlant. Par-delà le documentaire et la fiction, ce film tend la main au cinéma scientifique d’aujourd’hui.

Jacques Lévy
Professeur ordinaire, École polytechnique fédérale de Lausanne

Commentaires

  1. Je suis content de compléter la liste d'un "Wenders géographique" : Alice dans les villes, Lisbonne story auxquels j'ajoute donc Paris, Texas.

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