Le Géotop, 6ème: le top ciné-géographique de Brice Gruet

Toujours sous les auspices de Serge Daney, l'aventure du Géotop continue. Pour ce mois d'octobre, c'est au tour de Brice Gruet, enseignant-chercheur à l'Université de Paris-Est Créteil. Auteur d'une thèse sur la rue à Rome, il travaille sur la ville, le patrimoine, le sacré. On conseille aux amateurs du Seigneur des anneaux de jeter un œil à ses textes sur la géographie de Tolkien (à commencer par ce texte sur le blog ami Geographica.net). Brice s'est livré au petit jeu du top 10 ciné-géographique et nous propose une liste éclectique, confirmant que Wim Wenders a décidément la cote auprès des géographes.


10. Mission (The Mission), 1986, Grande-Bretagne, Roland Joffé


Un vrai requiem visuel mis au service d’une histoire cruelle mais vraie. Mais surtout, la convocation de la Nature telle que vue par les conquérants et les missionnaires jésuites, les vrais héros du film. Entre l’ordre ancien détruit et l’ordre moderne à venir, la balance penche du côté de l’injustice et du cynisme, et ce sont les terres rouges des Tropiques qui en sont comme la préfiguration. Requiem car c’est la fin d’une utopie cohérente, fruit d’un authentique métissage culturel. Requiem car cet exemple de Realpolitik appliqué à l’Amérique a laissé des traces profondes, même si ce sont surtout les ruines des missions que l’on visite aujourd’hui.

9. L’Odyssée de Pi (Life of Pi), 2012, États-Unis, Ang Lee


J’avais raté le film car l’affiche m’avait semblé stupide. Je l’ai revu ensuite, et quel choc ! Crédule, je marche à fond pour des films qui mélangent le vrai et le faux. Celui-là va encore au-delà, en convoquant les dieux, qui se jouent de Pi. Mais là encore, la traversée de l’océan et le naufrage, et surtout l’île dévoratrice font penser à Sinbad le Marin ou Marco Polo ; presque une fresque à la Cendrars, qui mêlait de manière inextricable la fable et la vérité. Faction, comme disent les Anglais, mot valise de "fact" et "fiction". En tout cas, une vraie odyssée en effet.

8. Metropolis, 1927, Allemagne, Fritz Lang


J’ai pu aller voir ce film restauré, et retrouver ainsi un peu de sa splendeur détruite par la censure. L’opposition entre la ville haute et la ville basse renvoie à une réalité toujours plus accentuée, quand on parle de "droit à la ville", ou de droit de cité. Et si le mot prolétaire est tombé en désuétude, le film le met pourtant admirablement en scène à travers ses personnages. Tant pis si cela fait cliché, mais le génie de Fritz Lang éclate à chaque plan. À chaque fois une invention visuelle, une audace, une idée fabuleuse.

7. Ghost in the Shell 2. Innocence (Inosensu), 2004, Japon, Mamoru Oshii


Je suis sorti de ce film dans un état second, à cause de la beauté des images mais aussi de la qualité des échanges entre personnages. Car le polar n’est qu’un prétexte pour parler de métaphysique et d’ésotérisme. Avec de beaux paradoxes temporels, des allusions permanentes à l’hermétisme occidental, la kabbale… mais les vues panoramiques en 3D, mises en abîme par les personnages eux-mêmes ("regardez !") ouvrent sur des moments de pure contemplation, appuyés par une musique plutôt hypnotique. Chants et tambours… Un film visionnaire, dans l’optique du texte du Sublime du pseudo-Longin.

6. Le Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no kamikakushi), 2001, Japon, Hayao Miyazaki


Un dessin animé, mais de quelle qualité ! Et un voyage initiatique dans un monde peuplé de amis tous plus extravagants les uns que les autres. La géographie de Chihiro passe par la transgression involontaire de ses parents. Leur transformation joue sur des interdits bravés qui déchaînent une régression qui oblige leur fille à explorer l’univers des dieux pour revenir dans celui des hommes, rien que ça ! Et beaucoup d’images flamboyantes.


5. La Belle et la Bête, 1946, France, Jean Cocteau


Une atmosphère incroyable, grâce notamment au travail sur la lumière et la qualité des noirs et des blancs. Et des espaces surnaturels où les qualités de distance et de proximité sont abolies. En lieu et place, une géographie affective, et aussi du désir comme de la peur, qui joue sur la dissimulation. On se demande souvent : où ce lieu se trouve-t-il ? Ce château existe-t-il ? Une fois de plus, la légende dépasse le réel et lui donne vie. Cela fait naître une topographie étrange, presque comme si les différentes pièces du château renvoyaient à autant de dimensions de l’être.

4. L’Aurore (Sunrise), 1927, États-Unis, Friedrich Murnau


Je suis tombé par hasard un soir chez moi sur ce film qui passait à la télé. Et immédiatement, sur mon petit téléviseur pourri, j’ai été happé par le film. C’était la séquence ou "l’homme" veut tuer sa femme, qui s’en rend compte, et s’enfuit. Aucun mot, le film est muet. Tout réside dans le montage, les plans, les lumières… Pour moi, le cinéma muet est au parlant ce qu’Eschyle est à Sophocle pour le théâtre. C’est un cinéma des archétypes, une épiphanie des scènes fondatrices de notre existence. L’Aurore oppose ville et campagne sur un plan symbolique, qui est celui de la tranquillité et de l’agitation. Ce faisant, il ouvre sur des vérités terribles.

3. Stalker, 1979, URSS/RFA, Andreï Tarkovski


On connaît la lenteur légendaire des films de Tarkovski. Stalker n’échappe pas à la règle, et en même temps, cette lenteur sert un rythme implacable, un crescendo brisé et heurté qui aboutit à une sorte de saint des saints paradoxal et voilé : film prophétique de l’inversion du sacré propre à notre époque qui aboutit à Auschwitz, Tchernobyl ou Fukushima, Stalker résume et dépasse tout cela. Faire parler du Tao ses personnages, filmer des ruines et des déchets comme autant de sommets esthétiques… C’est un tour de force qui donne à ce film je crois une profondeur inouïe.

2. Les Ailes du Désir (Der Himmel über Berlin), RFA/France, Wim Wenders


La lumière, dirigée par Henri Alenkan, que je ne connaissais pas encore, transfigure Berlin, et lui donne un caractère monumental et sombre. Le va et vient entre les deux côtés du Mur (dont on ne savait pas qu’il allait bientôt tomber !) et les monologues interceptés par l’ange donnent une tonalité élégiaque et solennelle au film. Au sortir de l’adolescence, j’ai été bien entendu captivé par cette histoire d’amour. Et puis la musique, toujours choisie avec soin par Wenders, finit de féconder l’image. C’est un portrait magistral de la ville, entraîné par un vieil Homère qui médite sur tous les lieux disparus de sa vie.

1. 2001 l’Odyssée de l’espace (2001: A Space Odyssey), 1968, Grande-Bretagne/États-Unis, Stanley Kubrick


J’ai vu ce film pour la première fois quand j’avais autour de 11-12 ans. J’avais traîné ma mère dans un cinéma un peu défraîchi de la petite ville près de laquelle nous vivions car ils y rediffusaient ce film mythique. J’ai été immédiatement fasciné par la puissance des images, comme du silence. Ma mère a dormi tout du long. Je n’ai rien compris du film je pense, mais cela m’a profondément imprégné et marqué. Quelque chose de grandiose, une vraie métaphysique de l’image. Et la voie légèrement flutée de HAL qui donnait un accent mélancolique au film.

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