Le road movie: individus nomades vs société sédentaire

« Quelque chose est changé en moi et je ne peux pas revenir en arrière. Je veux dire : je ne pourrais plus vivre. » Le week-end à la montagne s’est transformé en cavale pour Thelma et Louise, héroïnes du septième long métrage de Ridley Scott en 1991. La décapotable de Louise dévore depuis plusieurs jours les kilomètres des autoroutes rectilignes du Midwest, et Thelma, enfin débarrassée de sa vie de femme au foyer soumise, adresse à son amie une phrase qui résume l’essence du road movie : le véritable voyage est sans retour parce qu’il ne laisse pas intact, parce qu’on ne peut pas se résigner à retrouver les chaînes dont on s’est défait en prenant la route.


La route, première : fuir la société

Dans un road movie, comme son nom l’indique, on prend la route. Mais pourquoi ? Dans l’ambiance contestataire du Nouvel Hollywood, une décennie après la publication d’On the Road (1957) par Kerouac, Bonnie & Clyde d’Arthur Penn (1967), Easy Rider de Dennis Hopper (1969) ou La balade sauvage de Terrence Malick (1973) répondent : pour échapper à une société conservatrice. Laquelle ne manque pas de poursuivre les fuyards – comme lorsque la statue géante d’une enseigne de bricolage menace Dennis Hopper et Peter Fonda de sa hache.

Thelma & Louise

Rien n’interdit de se sentir à l’étroit même si l’on appartient aux classes privilégiées, et le geste de refus catégorique et définitif du héros d’Into The Wild, de Sean Penn (2007) vise à se soustraire à l’oppression de la société nord-américaine sur tout individu épris de liberté.

A fortiori, une condition de dominé·e stimule les envies d’ailleurs : pauvres (La Balade sauvage), femmes (Thelma & Louise) et beatniks (Easy Rider) fuient un groupe qui les assigne à leur place et leur refuse toute perspective d’évolution. Chez Arthur Penn, l’épopée meurtrière de Bonnie & Clyde devient même un geste de résistance des laissé·e·s pour compte face au pouvoir des banques, en pleine crise des années 1930.

La route, deuxième : grands espaces et liberté

Et une fois sur la route, qu’y trouve-t-on? La liberté, bien sûr, et d’abord celle du mouvement. Être sur la route, c’est échapper, le temps du déplacement, aux rôles sociaux que les lieux participent à définir et renforcer: sur des tronçons perdus dans le désert et que rien ou presque ne vient perturber, on n’est plus quelque part et donc plus rien ni personne – mère/épouse, employé, fils modèle… Ne rien produire, écouter de la musique, sentir le vent dans ses cheveux: derrière des gestes anodins se joue une reconquête temporaire de la liberté individuelle.

Easy Rider

Être sur la route, c’est aussi se fondre dans des paysages semi-désertiques chargés de symboles, à la poursuite des mythes fondateurs des États-Unis : l’utopie d’un monde nouveau et le désir de retour à la nature récusent les modalités d’enfermement de la société nord-américaine. La route par excellence traverse les prairies du Midwest, jusqu’aux déserts de l’Utah et leurs imposantes formes géologiques, dont incontournables les buttes-témoins de la Monument Valley.

La route, troisième : l’impossible retour

Comme on ne peut pas être sans cesse sur la route, il arrive qu’on s’arrête. Mais, aussi longues que soient les escales, c’est toujours pour mieux repartir, et d’abord parce qu’on se fait rejeter. Les immobiles n’aiment pas les mobiles, porteurs d’un ailleurs suspect. D'autant plus dans un pays, les États-Unis, qui s’est construit sur la formation de communities, bien localisées et sédentaires. Ainsi se joue la tension entre sédentaires et nomades, les premiers appréciant peu le caractère incontrôlable des seconds.

Difficile, alors, d’interrompre le mouvement une fois qu’il est engagé. Avec humour, c’est cette tension que revisitent Jonathan Dayton et Valerie Faris dans Little Miss Sunshine (2006), avec un bus condamné à rouler sans cesse pour ne pas tomber en panne.

Little Miss Sunshine


Et depuis les années 1970, les films post-apocalyptiques, de Dawn of the Dead de George A. Romero (1978) à The Road de John Hillcoat (2009), en passant par Mad Max 2: The Road Warrior (1981), épisode le plus connu de la trilogie de George Miller, mettent en scène la disparition des repères sociaux, et donc spatiaux. Dans un contexte où rien ni personne n’est plus à sa place, l’immobilité devient le plus sûr moyen de subir une mort violente. Les protagonistes se voient condamnés au mouvement, hors de rares moments de répit consacrés à reconstruire de fragiles «ici».

Hors des mobilités normées

Sur la route se joue donc la tension entre sédentarité et nomadisme. Le mouvement se présente comme porteur des valeurs de liberté et d’affirmation de soi face à un collectif et des institutions immobiles.

Bien sûr, un paradoxe surgit. Peut-on raisonnablement prétendre fuir l’aliénation capitaliste en profitant de l’une de ses productions les plus emblématiques, la voiture ? Easy Rider répond en faisant de la moto une version moderne du cheval, avec son cortège de mythes. Le héros d’Into the Wild va un peu plus loin en commençant sa quête par un geste symbolique: il abandonne sa voiture… au milieu du désert.

Autre paradoxe : les sociétés contemporaines valorisent a priori le mouvement, la fluidité. Individus, marchandises et capitaux doivent être mobiles pour satisfaire les exigences du capitalisme mondialisé. Il est bon de se rendre disponible pour trouver un employeur, même à l’autre bout du pays. Il est bon de voyager avec Easy Jet, pour s’ouvrir à d’autres « cultures », si possible exotiques, c’est-à-dire revenir avec des photos d’enfants souriants à publier sur Facebook.

Mais celui ou celle qui se laisse aller à la dérive, hors du cadre d’une mobilité normée, n’est pas à sa place. Il est porteur d’un « là-bas » menaçant la stabilité de tous les « ici ». Peut-être aussi, comme le suggérait en 1969 George, personnage incarné par Jack Nicholson dans Easy Rider, que  sa liberté fait peur, car « Oh oui ! les gens vont te parler encore, et encore, et encore de liberté individuelle. Mais qu’ils voient vraiment un individu libre, et ça les effraiera ».

[Ce texte est une version légèrement remaniée d'un article paru en 2015 dans le n°1557 de la revue La Géographie.]

Commentaires