Fribourg 2016, jour 2 (partie 1): meurtre dans la file d'attente

Les yeux encore humides d’émotion pour l’amour entre le petit Shimek et la jolie Buzya, je patiente béatement dans une file d’attente. Soudain, une spectatrice enragée exprime toute sa détestation pour Song of Songs à une amie, avant de percevoir dans mon regard, en dépit d’efforts inouïs pour ne rien laisser paraître, un inquiétant mélange d’incompréhension, de courroux, d’effroi et d’hostilité. Elle change de sujet, évitant de justesse un meurtre passionnel en plein cinéma. Ainsi a pu se poursuive dans une relative sérénité un deuxième jour schizophrénique, ubiquiste et intersectionnaliste (oui), entre une famille juive dans l'Ukraine du début du 20e siècle (Song of Songs, Eva Neymann) et les coulisses crasseuses de la réussite économique sud-coréenne (Madonna, Shin Su-won). Résumé.

Song of Songs (Eva Neymann)

Avant que se produise cette scène traumatisante, il y eut donc l’émerveillement total Song of Songs (compétition internationale), d’Eva Neymann, inspiré de plusieurs nouvelles de l’auteur yiddish Sholem Aleichem, et contant l’amour d’un enfant juif ukrainien pour sa sœur adoptive, entre sauts dans les flaques, balades dans des prairies fleuries et ennui à l’école rabbinique. Neymann est une esthète et chaque plan résulte d’un travail millimétré sur la lumière et la couleur, au risque parfois de maintenir le spectateur à distance. Pas facile d’entrer dans le film.

Pourtant, de fil en aiguille, cette photographie sublime distille une belle émotion sur les thèmes du souvenir et de l’imaginaire, et offre quelques grands moments poétiques et parfois drôles – comme le plafond de l’école s’effondrant sur le rabbin endormi, réjouissante et belle catastrophe.


Madonna (Shin Su-won): le côté sombre de la Corée du Sud

À peine remis, place à Madonna (compétition internationale), de Shin Su-won. Une prostituée violée et passée à tabac arrive à l’hôpital dans le coma. Coïncidence, le directeur de l’établissement cherche un cœur à greffer pour maintenir en vie son légume de père, et charge Hae-rim, aide-soignante fraîchement engagée, d’enquêter sur le passé de ce corps.

Le film, ici et là d’une dureté à la limite du soutenable, de bout en bout sombre et âpre, dresse un constat implacable de l’état de la société sud-coréenne. Proche en cela de Jia Zhangke, la réalisatrice – qui, soit dit en passant, enseigna la géographie et l’économie avant de se lancer dans le cinéma la trentaine passée – suit un personnage en forme de synthèse de la souffrance des laissés pour compte du succès économique est-asiatique, incarnation du prolétariat féminin faisant du chiffre dans les centres d’appel ou trimant sur les chaînes de montage, subissant les abus de pouvoir de petits chefs plus ou moins minables et plus ou moins prompts à considérer ces femmes comme de la viande à disposition.

En se plaçant du point de vue d’un personnage secondaire – ou pas –, Shin Su-won met le doigt sur l’infinie solitude d’individus occupés à maintenir tant bien que mal leur niveau de vie et confrontés au choix récurrent entre la compromission et la précarité, mais laisse un peu de place à l’espoir dans une scène finale bouleversante.

[A suivre : compte rendu du très bollywoodien Mary Kom.]

La bande-annonce de Song of Songs :



Celle de Madonna:


Commentaires