Locarno 2014 - Jour 3

Crois-tu, lecteur bien-aimé, qu’elle soit facile, la vie de festival ? Crois-tu qu’on soit tous là, vrais et faux journalistes, esthètes et amateurs de divertissement grand public, nostalgiques du Néoréalisme italien et fans de thrillers scandinaves, cinéphiles enragés et dilettantes du grand écran, pro et anti-Luc Besson, touristes et envoyés spéciaux, cœurs d’artichaut avides de comédies sentimentales et théoriciens révolutionnaires du cinéma expérimental, crois-tu qu’on soit là à glandouiller en salle de presse, qui vérifiant son Facebook entre deux twits #Locarno67, qui lisant ses mails perso après le message quotidien du Press Office, qui élaborant des stratégies complexes pour son programme de demain, pour se décider entre le film coréen de deux heures et demie et le Godard hors compétition ?

Crois-tu que la moitié de la salle s’endorme pendant les projections presse, profitant des sièges les plus confortables du festival ? Que, dès le premier quart d’heure, les salles se vident – parce qu’il y a de la drogue et du cul, parce que c’est en coréen, parce que quinze minutes suffisent pour juger un film… Que la moitié de ceux qui restent jouent avec leur smartphone en attendant que ça veuille bien se terminer ?

Et te rends-tu compte, toi qui as raison de croire tout ça, de tout ce que doit endurer le prospecteur de diamants cinématographiques perdu dans la jungle festivalière ? Sais-tu par exemple que, depuis des années, les mêmes journalistes italiens, assis au même endroit, beuglent la même blague imbécile à chaque début de projection presse depuis leur petit carré VIP improvisé, dans lequel ils se sentent par ailleurs libres de taper le bout de gras pendant les films ? Sais-tu que cette année, en compétition, il y a un film philippin d’un peu plus de cinq heures et demie, dont il se murmure que ce ne serait pas le pire des scandales de lui attribuer le Léopard d’or ? Sais-tu qu’il arrive que le sous-titrage anglais te dise « right » et que, au même moment, le français te dise « à gauche » ? (Note : le taxi a tourné à droite.) Sais-tu qu’une réalisatrice interviewée à quelques tables de la mienne n’a pas hésité à qualifier le public de Locarno de pire du monde ?

Te rends-tu compte, last but not least, qu’hier à l’heure de la sieste, était projeté un film tourné dans un train à grande vitesse chinois, essorage en une heure vingt-deux de dizaines d’heures de rush tournées entre 2011 et 2013, le tout bien sûr sans le début du commencement d’une voix off ? J.P. Sniadecki, déjà responsable en 2012 de People’s Park, traversée en un plan-séquence d’une heure dix-huit d’un jardin public de Changdu, dans la province chinoise du Sichuan, refait donc le coup du documentaire ethnographique et entend nous faire voir comment la Chine, cette grande carcasse de viande et de métal, remue doucement mais sûrement.

Sur un air de Snowpiercer désarticulé, The Iron Ministry (Concorso intenationale) remonte lentement mais sûrement des couloirs bondés, surprenant ici une conversation entre pèlerins musulmans et passagers bouddhistes louant le respect des minorités par le régime, là quelques jeunes candidats à l’immigration dénonçant l’immobilisme du Parti, ailleurs une cuisine improvisée. Loin de nos grandes lignes à la torpeur tout juste chatouillée par quelques sonneries de portables, à peine moins loin de wagons de 1ère classe presque vides, une vie ahurissante anime les couloirs, les couchettes, les coins fumeurs entre les wagons, la palme allant au minibar, qui se faufile entre des centaines de pieds récalcitrants pour écluser sa cargaison de nouilles et de chips. Espace public s’il en est, où l’on se marche pour de bon sur les pieds, où l’on fume, où un vendeur de cirage vante la magie de ses produits, où les langues se délient entre inconnus, les trains chinois prennent des airs de marchés aux puces allongés. Fascinant.

Aussi vu : Christmas Again (Cineasti del presente), conte de Noël qui n’aurait peut-être pas dû sortir en août. Dans une historiette typique d’un cinéma indépendant US gentil, inoffensif et un peu vain, Charles Poekel filme un vendeur de sapins dénommé Noel – got it ? –, qui déprime un peu sur son stand de Brooklyn parce que sa chérie l’a laissé tomber, puis se sent soudainement beaucoup mieux après avoir décidé de balancer ses cachets dans les toilettes de la piscine et de se reprendre en main en étant gentil avec les clients. Deleuze disait dans son Abécédaire qu’il ne suffit pas d’avoir un petit chagrin d’amour à raconter pour faire du Proust, et il faut bien reconnaître que le cinéma « d’auteur » regorge d’amours déçues et de rendez-vous manqués, pas désagréables mais dont on peut contester la capacité à changer notre regard sur le monde.

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