Le Géotop, 2ème: le tour du propriétaire.

Après Serge Bourgeat, premier à dégainer, et avant quelques noms prestigieux, je me prête au jeu du Géotop en tant que propriétaire des lieux, concepteur du concept et arbitre tout-puissant. Voici donc un top 10 dont ne sont pas exclus les films transcendants mais qui compte aussi quelques choix moins cinéphiliques. Comme dix c’est un peu juste et qu’il faut faire des choix cornéliens, et comme c’est moi le chef et l’inventeur des règles, j’ai triché (mais pas trop quand même : dix-sept films au total). Ouvrez les guillemets ligne suivante.

"Il manque à la liste quelques sérieux candidats à un Top 10 à géographie non obligatoire : Kubrick, Ophüls, Lang, Gilliam, Cimino et quelques autres ont pris la porte. Restent deux sortes de films : ceux dans lesquels l’espace joue un rôle clé, voire devient un personnage à part entière comme le désert chez Ford ; d’autres m'ayant fait (mieux) comprendre quelque chose à la géographie, à l’espace de la société. Pas forcément quelque chose de difficile, plutôt quelque chose qui est là, qu'on sait tous plus ou moins, qu'on devine, et sur lequel le film met le doigt. Ce qui leur donne aussi une valeur pédagogique, puisqu'ils font passer, en quelques plans, un concept spatial qu'on n'aurait pas su expliciter aussi vite ni aussi bien.

A History of Violence, affiche

10. A History of Violence, 2005, États-Unis/Allemagne/Canada, David Cronenberg.


Quand déboule, dans le petit patelin Millbrook, Indiana, une intimidante Bentley noire avec vitres teintées, le shérif, pas rassuré, fait le job et prévient l’étranger: vous savez, ici, il y a des gens bien, sans histoires, ils ne demandent qu’à être tranquilles… Un cousin éloigné, colt à la ceinture et étoile au revers, entendait déjà virer Rambo de sa juridiction, défendant le stable contre le mouvement, le connu face à l’inconnu, l’ici paisible et familier assailli par d’innombrables là-bas. Ce que semble dire Cronenberg, en faisant ressurgir le passé trouble de Tom, père de famille modèle, c’est de ne pas se fier aux apparences, y compris géographiques. On peut voir l’Ouest et ses small towns comme un espace de tranquillité et, si besoin, d’oubli. Ou bien retenir l’idée qu’en chaque Américain moyen sommeille un tueur sadique.

Pique-nique à Hanging Rock, affiche

9. Pique-nique à Hanging Rock (Picnic at Hanging Rock), 1975, Australie + La dernière vague (The Last Wave), 1977, Australie, Peter Weir.


Avant son errance hollywoodienne, Peter Weir tournait des films en Australie. L’envoûtant Pique-nique à Hanging Rock règle son compte à la société victorienne à l’aide d’un énorme rocher planté au milieu de l’outback qui, en matière de mystères et de fantasmes sauvages, n’a guère à envier au Far West. Dans La dernière vague, Weir sonde la mauvaise conscience australienne à travers les visions de catastrophes naturelles d’un avocat commis d’office pour défendre des aborigènes accusés d’un mystérieux meurtre. Conclusion sur une plage, où l’extralucide David, quarante ans avant Take Shelter, voit arriver un tsunami à l’assaut des fragiles civilisations occidentales. [Note : ai vu depuis la rédaction de ce texte Walkabout, de Nicolas Roeg (1971) : tout pareil mais encore mieux.]

Tetro, affiche

8. Tetro, 2009, États-Unis/Argentine/Espagne/Italie, Francis Ford Coppola.


Il y a beaucoup d’espace chez Coppola, maître du voyage initiatique. Trente ans après la remontée de la rivière Nung par le Capitaine Willard, à la recherche du colonel Kurtz et de lui-même, plus près de l’initiation maléfique du jeune Harker dans le château de Dracula, Tetro offre une version plus calme de la quête de soi. Une image m’est restée, pour son articulation du milieu à l’intrigue : roulant vers le festival de théâtre où Tetro doit enfin assumer sa célébrité, les protagonistes traversent la Patagonie. Matérialisation de la gloire, belle mais aveuglante, les glaciers reflètent, dans un noir et blanc sublime, le soleil sur leurs innombrables facettes. Inoubliable.

Dead Man, affiche

7. Dead Man, 1995, États-Unis/Allemagne/Japon, Jim Jarmush.


Il y a l’Ouest : Amérindiens hostiles, fines gâchettes, ranchs, settlements appelés à devenir de grands centres urbains ou des villes-fantômes… Bien, mais au-delà de l’Ouest ? Jarmush répond dans un drôle de western : au bout du bout d’une ligne de chemin de fer, arrivé dans la ville-aciérie bien nommée Machin, impliqué malgré lui et blessé dans un règlement de compte, le gentil comptable William Blake s’enfonce encore plus profond et termine le voyage – initiatique, encore – bien au-delà de la Frontier. Loin des épopées fordiennes, la montagne et la forêt de conifères dense et sombre président à un périple intérieur en compagnie d’un Indien lecteur de William Blake – le poète anglais, cette fois –, jusqu’au bout du monde : le Pacifique.

Invasion Los Angeles, affiche

6. Invasion Los Angeles (They Live), 1988, États-Unis + Los Angeles 2013 (Escape from LA), 1996, John Carpenter.


Pour comprendre un peu de l’insaisissable Los Angeles, scénario du pire de l’aménagement urbain ultra-libéral, il y a le film noir : femmes fatales, politiciens corrompus et promoteurs véreux prêts à tout pour vendre deux villas avec piscine forment le cocktail dont Polanski a réussi la quintessence dans Chinatown. Il y a aussi les séries B plus ou moins horrifiques, de Poltergeist – où l’urbain s’étale jusque sur les cimetières : mauvaise idée – à Running Man, petit cousin boiteux et bossu de Punishment Park. Et puis il y a Carpenter, chez qui le Big One sépare Los Angeles du continent pour en faire une prison à ciel ouvert. Il faut voir Los Angeles 2013 pour sa peinture apocalyptique de Hollywood et sa conclusion sur le regard caméra insolent de Kurt Russel. Il faut voir They Live pour un plan qui résume, seul, l’urbanisme californien : au loin la skyline, presque un mirage ; au second plan une église au style mission revival ; au premier plan, un bidonville accueillant les candidats au rêve américain. Merci John, pas besoin de lire City of Quartz.

La Haine, affiche

5. La Haine, 1995, France, Mathieu Kassowitz + Ma 6t va cracker, 1997, France, Jean-François Richet + L’esquive, France, 2004, Abdellatif Kechiche.


Malgré un souvenir un peu flou des deux premiers, et au-delà de styles et de qualités esthétiques très variables, ces trois films m’ont fait l’effet similaire de la découverte d’un espace à la fois inconnu et familier : la banlieue – avec toute la connotation et les fantasmes collectifs accompagnant ce géotype qui désigne, dans nos mauvaises habitudes, une certaine banlieue plus ou moins enclavée et délaissée par les pouvoirs publics, hormis d’occasionnelles visites de courtoisie des forces de l’ordre. Loin des préjugés - sans misérabilisme glauque ni célébration imbécile, ou pas trop - les trois réalisateurs décrivent comment des adolescent-e-s parviennent à s’approprier des espaces dont le béton triomphant manque cruellement de prises et d’horizon.

L'Abri, affiche

4. L’Abri, 2014, Suisse, Fernand Melgar.


Un film important car il remplit une fonction fondamentale, comme le trio précédent : montrer l’invisible, l’invu, qui nous entoure mais que ne voulons/pouvons pas voir. Chacun constate que des milliers de sans-abri peuplent les rues occidentales, mais c’est bien autre chose de plonger, une heure et demie durant, dans le quotidien des laissés pour compte, de voir avec leurs yeux, d’entendre avec leurs oreilles. Dès que, grâce à la caméra du documentariste Fernand Melgar, on effectue ce voyage, notre regard sur la ville ne peut qu’évoluer : tout ce qui constitue, pour l’habitant lambda, une prise dont il peut se saisir sans y penser pour se mouvoir socialement et spatialement - rues, stations de métro, bancs publics, magasins… - tout cela, pour d’autres, se dérobe, ou doit être réapproprié autrement.

Punishment Park, affiche

3. Punishment Park, 1971, États-Unis, Peter Watkins.


Le bref passage de l’Anglais Watkins aux États-Unis accouche d’un monument. Imaginant que Nixon a décrété l’état d’urgence, il fabrique un documentaire dystopique avec de vrais-faux procès expéditifs, où de vrais bourgeois californiens condamnent de non moins vrais hippies après les avoir vertement tancés pour mise en danger du rêve américain d’autrui. Sous les yeux de reporters européens, une fournée de suspects tente de se justifier entre deux coups de matraques, pendant que de tout frais condamnés se livrent à un jeu évidemment pipé : lâchés dans le désert sans une goutte d’eau, ils doivent rallier un drapeau américain planté à plus de 80 km, avec à leurs trousses des brigades antiémeutes. Il fallait l’intenable Watkins pour que le désert se retourne et, de symbole de la wilderness vaillamment conquise, devienne celui de l’intolérance de la société bourgeoise pour ses déviants : pacifistes, féministes, antiracistes ou libertaires, qui osent – les insensés – croire à un monde meilleur.

La chevauchée fantastique, affiche

2. La Chevauchée fantastique (Stagecoach), États-Unis, 1939 + L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance), États-Unis, 1962, John Ford.


Pour comprendre quelque chose aux mythes qui fondent la Nation états-unienne, il y a les westerns de Ford. Tous. Des deux que je me suis résigné à garder, le premier marque l’avènement à l’écran de deux mythes de l’Ouest : John Wayne et la Monument Valley, celle-ci étant appelée à devenir l’un des principaux géosymboles du territoire nord-américain et de l’histoire de son appropriation par apprivoisement de la wilderness – Indiens compris. Dans le second, sorti la même année que Coups de feu dans la Sierra, le désert rétrécit lentement mais sûrement : John Wayne-Tom Doniphon, butte-témoin humaine de la conquête de l’Ouest, voit les cactus de son jardin menacés par l’inéluctable progression de la ville et, avec elle, de l’état de droit. L’épopée et le désert cèdent la place au drame et à la ville, avant la tragi-comédie leonienne.

La nuit des morts-vivants, affiche

1. La nuit des morts-vivants (Night of the Living Dead), 1968, États-Unis + Zombie (Dawn of the Dead), 1978, Italie/États-Unis + Day of the Dead (Le jour des morts-vivants), 1985, États-Unis + Le territoire des morts (Land of the Dead), 2005, Canada/France/États-Unis, George A. Romero.


L’objet géographique par excellence ? Les zombies, bien sûr. Impossible de choisir entre ces quatre Romero, dont chacun distille un discours différent sur l’espace. Dans tous il est question d’enfermement, de mise à distance d’un monde extérieur perçu comme pathogène. L’invasion zombie, irruption de l’altérité dans le quotidien, remet en cause l’ordre spatial, l’ici et le là-bas, ce qui est in place et ce qui est out of place. Romero explique en quelques images comment, dans un monde qui change trop vite, où les repères socio-spatiaux viennent à manquer, on se barricade dans l'espoir de reconstituer un ici familier, non contaminé par l’Autre."

Commentaires

  1. Sociologie ou épistémologie ?
    Au regard de ma propre liste déjà diffusée grâce à la diligence de Manouk Borzakian, ce qui me frappe dans le choix de ces films, c'est un sentiment contradictoire et un double constat : c'est d'abord le fait que j'aurais pu mentionner plusieurs des films de Manouk dans ma propre liste, Tetro et La Haine notamment, L'esquive peut être (encore que j'avais personnellement plutôt pensé à La graine et le mulet, du même auteur, à cause des rues de Sète, de ses quais...). Mais c'est aussi, à l'inverse, de vraies surprises et le décompte inattendu dans ce second géotop de trois films européens seulement mais surtout de 14 films américains (le poids d'Hollywood ?), australiens ou argentins... Au temps de la géographie classique, les géographes nommaient ça "les pays neufs".
    Au final, et dans l'attente d'une troisième liste ("les quelques noms prestigieux") cette expérience me semble passionnante et à diffuser absolument : va-t-on retrouver, de géotop en géotop des films incontournables, qui s'imposent peu à peu dans la plupart des listes, et qui "disent" les préoccupations des géographes et de la géographie actuelle ? Auquel cas, ces géotops seraient de très bons révélateurs de l'état de la discipline et il y aurait sinon des interrogations collectives, du moins des convergences, qui seraient alors pointées ici avec une rigueur toute statistique.
    Mais ma seconde remarque (tous ces films américains) ne témoigne-t-elle pas à l'inverse de choix culturels, peut être générationnels, et donc cette expérience serait - à l'inverse - un excellent révélateur d'une sociologie de la discipline ? Affaire à suivre en tout cas, avec beaucoup d'impatience.
    Serge Bourgeat

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    1. Bonjour Serge, merci pour ces remarques. Espérons effectivement qu'émerge une cartographie du Géotop, et partant une cartographie de la discipline. Ce serait une bien belle satisfaction.

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