Géographie marocaine des corps de femmes (Much Loved, Nabil Ayouch)

Sélectionné à Cannes (Quinzaine des réalisateurs), doublement récompensé à Angoulême, sorti en France en septembre 2015, Much Loved a trouvé le chemin des salles romandes en mars 2016. On remercie encore et toujours le City Club de Pully de sa programmation et, en l'occurrence, de diffuser ce film dur et nécessaire, photographie sans complaisance des angles morts de la société marocaine, narrant le quotidien, à Marrakech, de quatre prostituées emmenées par Noha - Loubna Abidar, qui crève l'écran. Un film qui en dit long sur le statut des femmes au Maroc et sur la géographie du genre qui s'y dessine, à travers différents régimes de visibilité des corps féminins.


La prostitution à Marrakech, nous rappelle Much Loved, c'est d'abord un avatar de la division internationale du travail : périphérie des puissances européennes, mais aussi aujourd'hui des monarchies pétrolières du Golfe, le Maroc ne sert pas qu'à fournir de la main-d’œuvre bon marché, il permet aux Français et Saoudiens frustrés de venir assouvir leurs fantasmes dans une enclave échappant en partie à l’État de droit, pourvu qu'on soit un homme et qu'on ait les moyens. Distance, pauvreté, soleil, mystères orientaux, femmes supposément sensuelles et faciles, tous les ingrédients sont là pour nourrir le regard à la fois fasciné et condescendant de mâles sur l'Orient et son potentiel de satisfaction de fantasmes en tout genre.

Respectabilité et relégation spatiale

Se joue alors, dans l'espace urbain, une géographie de la respectabilité. Mères et épouses se voient reléguées dans l'espace domestique, derrière des murs ou, à défaut, derrière le voile que met Noha pour rendre visite à sa mère. Au contraire, celles qui se trouvent exclues de toute forme de respectabilité par leur statut d'objets sexuels doivent se livrer à un jeu de visibilité/invisibilité : elles apparaissent dans des portions bien délimitées de l'espace public - boîtes de nuit en tête, où elles sont logiquement les seules femmes ou presque - pour mieux disparaître dans des zones d'ombre frappées du sceau de la confidence complice entre participants, offrant à ceux-ci une parenthèse hors du temps et de l'espace. Une grande force du film tient à l'incursion qu'il se permet dans ces lieux de renversement des valeurs et d'impunité.

Tout l'absurdité du puritanisme se donne ainsi à voir dans sa manifestation spatiale. On crée les conditions de la frustration masculine en reléguant le sexe et le corps féminin au rang de tabou, tout en postulant la force quasi incontrôlable du désir masculin, hétérosexuel bien sûr. Puis, une fois entérinée la contradiction, il reste à la résoudre en sacrifiant une partie de la population féminine - mais aussi les travestis et les enfants, dont il ne faudrait pas oublier la mobilisation dans cette entreprise de satisfaction des appétits sexuels masculins -, chargée de servir d’exutoire aux frustrations des hommes.

Cachez ce sein...

Or, qui dit puritanisme dit tartufferie. Cachez ces corps que nous ne saurions voir, se sont écriés les censeurs, qui ont interdit le film au Maroc pour cause d'outrage "aux valeurs morales et à la femme marocaine", de même que les agresseurs de l'actrice Loubna Abidar, qui l'ont tabassée en novembre 2015 à Casablanca. Sans oublier une interdiction aux moins de 18 ans en Allemagne, pour nous rappeler de penser aussi à balayer devant la porte de l'Europe.

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