Divorce à l'israélienne (Gett, Le procès de Viviane Amsalem)

Champ (l’avocat), contre-champ (le témoin), champ (l’avocat), reaction-shot (les trois juges en contre-plongée, justement sans réaction, impassibles derrière leurs masques de tartuffes blasés), contre-champ (le témoin), reaction-shot (la femme, à bout de nerfs, puis le mari, impassible)… On pourrait reprocher à Gett son classicisme formel, son côté presque scolaire, ses airs de théâtre filmé – mais du bon théâtre bien filmé, est-ce que ce n’est pas du bon cinéma – mais c'est peut-être justement cette succession monotone de plans fixes, puis leur inlassable répétition, autrement dit cette mécanique implacable de la mise en scène, qui nous parle le mieux de l’enfermement physique et psychique, du carcan dans lequel vivent les femmes israéliennes qui, soumises à la loi religieuse, ne peuvent divorcer que si leur mari, le cas échéant sur les conseils – et non pas l’ordre, le mari reste seul à décider – d’un tribunal rabbinique, daigne les répudier.

Des lignes qui bougent (un peu)

Viviane Amsalem, enfuie d’un foyer où pèse le rigorisme de son mari Elisha, subit cinq années durant les multiples humiliations de ce système kafkaïen, suppliant son mari borné de lui rendre sa liberté, face à des juges très satisfaits de leur impuissance. Les témoins défilent et la salle d’audience, espace sclérosé dont on ne sort presque jamais, se fait métonymie d’une frange de la société israélienne – les protagonistes sont tous séfarades francophones – où, envers et contre tout, les lignes menacent de bouger : si les hommes apparaissent presque unanimement comme de vieux misogynes contents de la soumission de leurs femmes, celles-ci s’emportent, nous font parfois rire, apostrophent les juges – trois hommes, évidemment, dont la décrépitude physique n’égale pas l’archaïsme moral – ou, au contraire, s’affaissent, pleurent, témoignant de l’étendue de leur souffrance et de leur impuissance.

Le grand frère d’Elisha – qui n’a pas réussi à devenir rabbin et voudrait se rattraper en se montrant plus royaliste que le roi, plus intégriste que les tenants institutionnels de la morale religieuse – et l’avocat de Viviane – fils d’un célèbre rabbin dont il voudrait se défaire de l’insupportable héritage moral mais qui, en même temps, profite de l’aura dont l’entoure son nom pour défendre ses convictions jusqu’à la limite de l’insolence – les interrogent tour à tour, le premier armé de sa mesquinerie, le second de la force de conviction et de l’énergie du désespoir de ces avocats qui plaident non une affaire mais une cause, aujourd’hui perdue mais que l’avenir consacrera.

Révéler les mécanismes de domination

Et, progressivement, paradoxale transformation de ce temple du traditionalisme et de la rigueur morale, le tribunal devient lieu de révélation, d’émergence d’un réel dissimulé par les portes des maisons et les murs des synagogues. Égrenant inlassablement ses questions, poussant sans relâche les témoins dans leurs retranchements, l’avocat crée de l’espace public – autant au sens figuré d’une sphère d’expression d’opinions contradictoires, qu’au sens propre d’un espace physique où s’entremêlent les paroles enfin libérées de tous et, surtout, toutes – et fait paraître au grand jour à la fois la violence morale du patriarcat et la petitesse des dogmatiques.

Il révèle aussi – scène terrible – comment certaines femmes intériorisent au plus profond d’elles-mêmes la place que leur assigne la société : "une femme intelligente doit savoir quand parler et quand se taire", rappelle à Viviane la vieille Aboukassis, sur un ton de reproche mêlé de désespoir – désespoir que Viviane ne comprenne pas, ne veuille pas comprendre et se soumettre.

Le procès de Viviane Amsalem vire ainsi au procès d’une société qui, tel ce tribunal aux murs laissant passer une pluie dont quelques serpillères absorbent mal le ruissellement, n’en finit plus de se fissurer, en dépit – ou à cause – des efforts de ses éléments les plus conservateurs pour assurer le maintien d’une morale réactionnaire et misogyne.

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