La voiture, lieu mobile de la politique (Viva la Liberta et L'Expérience Blocher)



Quel point commun entre Viva la Libertà, du romancier-désormais-cinéaste Roberto Andò, et L’expérience Blocher, du documentariste Jean-Stéphane Bron ? Entre la chronique imaginaire d’un technocrate gagné par l’incertitude, et le quotidien d’un tribun que jamais l’ombre d’un doute ne semble assaillir ? Entre le chef d’une social-démocratie qui n’en finit plus de voir ressurgir l’insubmersible – ou presque – Cavaliere, et le leader d’une extrême-droite voulant à toute force jouer le parti d’opposition alors qu’elle est depuis plusieurs années la première formation du pays ? Entre le dandy italien, amateur de cinéma, élégant, charmeur et discret, et l’homme d’affaires brassant les millions et les toiles de maîtres en accusant les étrangers de prendre le travail des ouvriers suisses et de menacer l’identité helvétique ? Un point commun, sans doute le seul : la voiture.

Le second, surtout, passe une large part de son temps dans une grosse berline noire aux vitres teintées – un parfum de Cosmopolis –, qui avance à un rythme aussi inquiétant qu’assuré dans une scène citant les premières images de Shining, transposées dans les lacets helvétiques. Bron, entre deux interrogations sur son difficile statut d’embeded, sentant bien qu’à l’instar des journalistes de guerre il ne peut que sortir perdant du duel étrange qu’il a engagé avec cet insaisissable personnage qu’il exècre – mais qui aussi, bien sûr, le fascine –, n’en finit plus de filmer cet habitacle où se joue une part non négligeable du destin politique de la Suisse. Blocher, dans un interminable effet-tunnel, y répète ses discours, s’y repose, lit les journaux, le tout sous le regard bienveillant d’une femme quasi-muette, dont l’existence se résume à suivre silencieusement et docilement un mari insatiablement lancé à la poursuite de signes terrestres de salut et, parfois, à serrer les mains et adresser quelques mots gentils à de vieilles groupies n’osant pas s’adresser directement à l’idole.

Pourquoi la voiture, pour aller où ? Pour parcourir, de fête folklorique en dégustation de rösti, la « Suisse primitive » et ses alentours, ce cœur historique mal défini de la Confédération, qui voudrait croire que survit une Suisse verte et montagnarde qui n’a jamais existé[1]. Car, à l’heure de la mondialisation, Blocher l’entrepreneur, Citizen Kane de pacotille qui ouvre des usines en Chine mais se recueille dans son château des bords du Rhin où il se plaît à organiser des récitals d’opéra italien pour ses convives, n’en finit plus de faire le grand écart entre ses rôles d’industriel aux dents longues, lorgnant bien au-delà des frontières suisses, et de garant de la préservation d’un ordre multiséculaire, incarné dans le paysage de pâturages épargnés par l’urbanisation et le son du cor des Alpes.

In place, out of place

À des années lumières de là, avec ce qu’on pourrait taxer de naïveté mais qui n’est peut-être qu’un bel optimisme et un salutaire rappel aux réalités, Andò met en scène le tout frais sorti de l’asile frère jumeau du politique italien – qui, face à la défaite assurée, a préféré partir se ressourcer en France, sur… un tournage de film – et, grâce à ce personnage décalé, fait surgir d’une autre berline noire un peu de sincérité et de spontanéité. Sorti de son HLM de la banlieue romaine, Giovanni, frère jumeau et double refoulé, investit sans façon les lieux du pouvoir, du siège de campagne froid et moderne aux beautés architecturales surannées du palais présidentiel. Out of place, il y distille sa douce folie et, pour le meilleur, fait imploser les codes de la vie et surtout du discours politiques, et au passage les compromissions de la gauche italienne.

Cependant que, in place, parcourant un paysage fantasmé dont il prétend à la fois faire partie et défendre la perpétuation contre les attaques incessantes d’étrangers envieux, Blocher tire sans fin sur les mêmes ficelles du populisme, offrant la synthèse des extrêmes-droites européennes : défense de l’ordre, xénophobie, islamophobie et « grande gueule irrespectueuse de l’establishment consensuel à la Le Pen »[2]. Après une défaite personnelle qui clôt le film – déjà en 2008, bien que son parti ait remporté les législatives, il n’est pas réélu ministre par le parlement ; en 2011, il échoue à être élu à la Chambre haute mais conserve son mandat de député – Blocher nous prévient : il reste les initiatives populaires à venir, à commencer par celle sur l’immigration de masse. L’avertissement sonne d’autant plus juste si l’on découvre le film après les résultats de la votation du 9 février dernier.


[1] On glose avec bonheur, en France, sur la traduction de SVP (Schwizerische Volkspartei, le parti du peuple) en UDC (Union démocratique du centre). Ce qui ne doit pas faire oublier que les racines du parti sont agrariennes, avant que l’aile zurichoise ne se soit progressivement radicalisée à travers un discours de plus en plus xénophobe et anti-européen. Racines qui persistent dans un discours aux accents maurassiens sur l’identité nationale.
[2] Citton, Yves. 2008. « Switzeurolandia : une monstruosité en devenir ? », Multitudes, n°33, p. 123-130.

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