Dictatures sud-américaines, urbanité et accidents de vache ("Mon ami Machuca"...)

Lucho, mon conseiller spécial en cinéma hispanophone et en séries B horrifiques - et donc, logiquement, en séries B horrifiques hispanophones : on parlera très bientôt, ici-même, de la légende vivante, mais oui, je pèse mes mots, Narciso Ibañez Serrador -, Lucho, disais-je, m'a permis, qu'il en soit vivement remercié, de faire courageusement face à la vacuité de la programmation cinématographique de cette fin d'été à la météo pourtant parfaitement cinéma-compatible. Comment ? En me prêtant une pile de DVD de films sud-américains, qui ont fait écho aux très belles découvertes du dernier Festival de Fribourg - El Campo, de l'argentin Hernan Belon, évoqué par votre serviteur ici et , et Des Histoires qui n'existent que lorsqu'on s'en souvient, de la brésilienne Julia Murat, encensé ici. Remarques, réflexions profondes et conseils en vue des soirées et weekend d'automne ci-dessous.

Un point commun à tous ces films, pour commencer : un sacré savoir-faire. El Chino, par exemple, dont certaines scènes fleurent le Amélie Poulain argentin et peuvent agacer le spectateur exigeant qui sommeille en chacun des lecteurs de ce blog - mais si - mérite tout de même le détour. Interprété au millimètre par Ricardo Darin - retenez ce nom - et truffé de scènes hilarantes, le film de Sebastián Borensztein se permet même une fin assez grave et pourtant pas ridicule, ce qui n'est pas rien quand l'argument de départ est l'histoire d'un Chinois dont la fiancée a été tuée par une vache tombant du ciel, qui débarque en Argentine et y rencontre un quincailler maniaque, misanthrope et collectionneur de faits divers. Pour un vendredi soir pluvieux en amoureux, c'est du solide - à condition que le toit de la maison le soit aussi.

Sans surprise, l'Argentine comme le Chili, depuis une dizaine d'années, revisitent leurs dictatures respectives par le bout de l'objectif. Dans ses Yeux (El Secreto de Sus Ojos) traite la question, côté argentin, sur le registre du thriller : un magistrat à la retraite - joué par Ricardo Darin, ce nom devrait vous dire quelque chose - se remémore une affaire de viol et de meurtre sur laquelle il a enquêté quelques décennies plus tôt, dans laquelle la politique est venue s'insinuer pour le pire. Là encore, c'est diablement efficace et, même si Juan José Campanella finit par lorgner du côté du sensationnel superflu et se disperser entre les trop nombreuses pistes de son scénario, le cocktail suspense-politique détonne. Et puis, disons-le, il y a Soledad Villamil, dont la classe renvoie au vestiaire toutes les bombes latines en service recommandé hollywoodien.

Alors que dans No, projeté à Locarno en août dernier et qui sort en France en avril prochain - c'est dans longtemps mais c'est pas grave -, il y a le beau Gael Garcia Bernal, cause d'interminables hurlements et de quelques quasi-évanouissements sur la Piazza Grande, mais c'est tout. Pablo Larrain décortique beaucoup trop sagement la campagne pour le référendum qui a mis Pinochet dehors en 1988. La fausse bonne idée consiste à suivre le personnage d'un publicitaire qui convainc les partisans du "Non" - les lecteurs attentifs ont saisi le lien avec le titre du film - d'axer leur message sur l'avenir et l'enthousiasme, plutôt que de dénoncer la dictature. Résultat : le film se mord la queue en parlant marketing et surtout pas politique, c'est-à-dire en appliquant à lui-même l'argument publicitaire bisounours de son héros. C'est gentil mais futile, voire tout à fait contre-productif.

Il est vrai qu'Andrès Wood, réalisateur de Mon Ami Machuca, film enrichi en arôme artificiel de Truffaut, cultive lui aussi un petit côté feel good movie faussement naïf : le gosse de riche Gonzalo et le petit boursier des bidonvilles Machuca se rencontrent dans une école privée, deviennent amis parce qu'à douze ans on ne fait pas de politique, s'amusent comme des fous en ignorant le regard perplexe de leurs parents, etc. Un peu facile, certes, mais sincère - et manifestement auto-biographique -, touchant et parfois assez drôle - quand l'ingénu Gonzalo se retrouve à vendre des drapeaux du Chili dans une manifestation de droite et se rend soudain compte qu'un insigne du Parti communiste chilien s'est glissé dans le tas.

Une belle réussite de Wood tient à son jeu sur les échelles spatiales et sociales, lorsqu'il montre comment les fractures politiques s'expriment à tous les niveaux : l'école voit s'affronter les élèves aussi bien que leurs parents - scène terrible de débat improvisé dans l'église, figurant la société chilienne en train de se déchirer -, avant que les prêtres un peu trop à gauche ne soient remplacés par des officiers - ambiance garantie dans la cour de récré. Le débat politique s'immisce jusqu'au sein de la famille de Gonzalo, dont la mère couche avec un riche soutien de Pinochet pendant que le père s'apprête à fuir le pays, et dont la sœur organise des grosses fêtes où l'alcool et le rock coulent à flot - grand moment sur fond de Black is Black - mais sort avec un milicien excité de l'ordre social, de la pureté de la race et du nunchaku facilitant le maintien des deux précédents.

Le film souligne aussi combien les dictatures ont des raisons d'avoir peur de la ville, lieu du mélange et du désordre potentiel, où les habitants se répondent par graffitis interposés. A Santiago, les migrants des campagnes pauvres s'entassent certes dans un bidonville maintenu à l'écart mais leur présence rend le contact possible, sinon probable. Avec ses belles Adidas et son uniforme soigneusement enfilé pendant la première scène, et même s'il habite dans les quartiers chic et si sa mère l'emmène à l'école en voiture, Gonzalo peut, dans l'espace urbain, rencontrer Machuca et son pull troué, découvrir ses conditions d'existence et, dans la foulée, tomber amoureux de Silvana, la jolie orpheline. Le choc culturel vaut bien celui généré par la très improbable rencontre du Chinois et de l'Argentin de El Chino ; ici, la proximité fait pourtant du dialogue une virtualité actualisable à tout moment.

Logiquement, l'un des premiers gestes du nouveau régime, bien plus important que de raconter à la télévision qu'Allende s'est suicidé avec une mitrailleuse offerte par Castro, sera de remettre de l'ordre, social et spatial, en prenant le contrôle de l'école et en démantelant le bidonville : séparer, ranger là où la ville mélange, ou du moins menace en permanence de mélanger, de rebattre les cartes.

Commentaires