Cinéma sans frontière (Locarno 2012-4)

Mon ami Gilles Fumey, à qui je ne peux pas refuser grand-chose, ne serait-ce que parce que sans lui je serais en train de faire des choses sérieuses au lieu de m'administrer une surdose de cinéma à Locarno en sa compagnie, me fait cadeau de ce texte sur le très géographique Tectonics, de l'américain Peter Bo Rappmund, que je n'ai pas pu voir. Enjoy :

Marronnier de la géographie, la frontière américano-mexicaine court sur près de 3'200 kilomètres entre le golfe du Mexique et le Pacifique. Fait rarissime, elle adosse deux pays aux richesses très dissemblables, expliquant en partie qu’elle enregistre 350 millions de franchissements par an, surtout des frontaliers. Pour les artistes d’aujourd’hui – et les touristes de demain qui visiteront alors un "centre d’interprétation" ? – cette Muraille de Chine contemporaine ne se voit pas depuis la lune, mais elle est suffisamment équipée de tours, de sas, de canaux, de blocs de béton, de systèmes de surveillance terrestres, aériens et maritimes de la DEA et du FBI pour donner aux cinéastes de préparer la patrimonialisation de cet objet hideux. Et donc d’apprendre à le voir. Entre Juarez et El Paso, la ligne de démarcation est jalonnée de monuments et sculptures dont certains évoquent le traité de Guadalupe en 1850 qui a laissé pas moins de 276 traces et lignes en tous genre, en partie du fait de la question de l’eau du Colorado. De nouvelles opérations "géopolitiques" sous G. W. Bush comme Hold-the-Line au Texas, Safeguard en Arizona ou Gatekeeper en Californie conduisent à des coupures brutales, tels ces murs qui partagent le Rio Grande et ses terrains vagues, inondés ou secs.

Tout en plans fixes et sans dialogue, le film est un espace très sonore avec scies tranchantes, raclements, chants d’oiseaux ou cris des goélands, coassements de crapauds et aboiements, sifflements et crissements, voix qui appellent, vrombissements de moteurs, ronflement d’avions. La terre donne toute la mesure de sa matière : eau boueuse, feuilles en putréfaction de la mangrove, champs limoneux, steppes, cailloux, sable dunaire, bois, brique, cirrus au coucher de soleil… La lumière tremble dans les feuilles de la végétation tropicale et gémit dans les épines des cactées et des lames de stipa pennata chahutées par le vent. Les pixels de l’image donnent le rythme d’une planète dont le cœur, ici, bat la chamade. Les  murs,  voies ferrées, rubans d’asphalte, canaux s’ouvrent sur le vide, d’autres murs et d’autres barrières au loin, telles ces falaises montagneuses et ces jetées ne font pas illusion. Le monde est-il ici une voie sans issue ? Les barbelés préviennent les habitants de la ville silencieuse tapie dans son relief qu’ils sont gardés comme des êtres dangereux. Le muralisme donne à voir des visages hagards, sidérés, très colorés. Les croix – sans corps crucifié – plantées sur les sommets annoncent une prochaine résurrection ou répondent aux voix qui appellent de nulle part.

Tectonics est une chronique du bâtisseur qu’est l’homme si l’on en croit l’étymologie grecque. Les sculptures géantes des jardins publics comme le bleu des montagnes de la photographie de Rappmund se coulent dans le rythme des vagues sur l’estran, qui ont ouvert et fermé le film. Du Pacifique à l’Atlantique comme des  plages où est née la vie et où elle pourrait s’achever, Tectonics fouille cette pliure du monde américain et nous en donne une écharde. Un hommage à ces centaines d’êtres humains qui y perdent la vie chaque année.

Gilles Fumey

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