Cinéastes suisses face au racisme ordinaire ("Image Problem" Locarno 2012-7)

Une activité possible à Locarno, pas la moins amusante, consiste à suivre les réactions de la presse helvétique lors de la projection des quelques films suisses engagés dans la compétition principale. L’essentiel des journalistes nationaux se sont pâmés à la vue de The End of Time, « essai » de Peter Mettler, né au Canada mais… de parents suisses. Cette (très) longue interrogation sur le temps, réalité aussi insaisissable qu’omniprésente, a pourtant du mal à dépasser les évidences assénées par quelques interviewés tout heureux de nous faire savoir qu’ils n’ont rien à dire de plus intéressant que tout un chacun – hors les chercheurs du CERN, évidemment, mais le réalisateur ne leur accorde que quelques minutes en ouverture du film.

Inversement, les critiques suisses ont, presque comme un seul homme, poussé des cris d’orfraie devant Image Problem, l’accusant au mieux de maladresse, au pire de complaisance, voire de malhonnêteté criante. Les deux réalisateurs de ce documentaire-pamphlet, Simon Baumann et Andreas Pfiffner, sont partis d’un constat : en ces temps de crise, le statut de paradis fiscal de la Suisse et son refus de faire partie de l’Union européenne ternissent son image auprès de ses voisins aux prises avec les difficultés économiques. Que faire pour remédier à ce déficit de sympathie ? Voilà la question que les deux facétieux cinéastes décident de soumettre à quelques quidams, au hasard de rencontres dans le périurbain bernois et valaisan.

Jouant avec une naïveté feinte et un plaisir non dissimulé sur les clichés nationaux – les vertes prairies, les vaches et leurs bergers pittoresques, les bus postaux, les Alpes omniprésentes avec leurs lacs scintillants – les deux compères aboutissent à une première idée de solution : rompre le cou aux idées reçues sur la Suisse, par exemple en filmant, aux portes de Zermatt, les pentes du Cervin préalablement décorées de déchets en tous genres.

Alors que le film suit son cours et que la salle rit aux éclats, soudain, l’un des interviewés, depuis son jardin décoré de nains et de drapeaux suisses, s’exclame sans avoir l’air d’y toucher que, quand même, Adolphe aurait pu finir le boulot… Moment de flottement, les spectateurs ne rient plus et, de bon enfant, le film vire à l’acide, la blague potache laisse place à la satire. L’occasion pour les deux auteurs de convoquer quelques réalités qui dérangent sur l’évasion fiscale ou sur les affaires florissantes de Glencore en RDC, où enfants et adolescents travaillent dans les mines d’extraction de cuivre. Un peu à la manière de Michael Moore, Baumann et Pfiffner alternent ainsi entre révélations et interviews prises sur le vif, surjouent la bonhomie et la candeur face aux insultes des habitants de la bien nommée Goldküste, extrémité sud-est des rives du lac de Zurich connue pour ses douces soirées ensoleillés et sa fiscalité clémente.

Méthodes malhonnêtes ? Peut-être. On aurait aimé, bien sûr, que l’enquête s’attarde plus longuement dans les banlieues bernoises et qu’elle s’aventure pour de bon dans le centre des métropoles suisses, voire qu’elle donne la parole à quelques francophones, ne serait-ce que pour faire bonne figure. On peut supposer que les documentaristes auraient moins entendu s’exprimer ce racisme ordinaire de quelques retranchés, pour beaucoup coupés du monde autant qu’effrayés par lui.

Film partial ? Sans doute. Pas plus cependant que les diatribes de Moore. Pas plus, aussi bien, que les sorties d’usines filmées par les frères Lumière, démonstration primitive que le cinéma, comme toute représentation, découpe et déforme le réel et que le mensonge, au moins par omission, est une maladie congénitale du septième art. En l’espace d’une heure et demie, Baumann et Pfiffner ont le mérite de venir déranger un peu le spectateur dans son petit confort, d’agiter les consciences, tout en en faisant l’occasion d’une partie de franche rigolade.

Surtout, les deux trublions assument à plein leur posture : un peu amateur en jouant la carte de la fausse naïveté et du dialogue spontané avec des interlocuteurs censément pris au hasard des rencontres ; militante en mobilisant ici et là quelques chiffres choc auxquels on ne peut pas se contenter de reprocher qu’ils tombent à point ; tout simplement subjective, enfin, en multipliant les marques d’énonciation : commentaires en direct des images en cours d’enregistrement, apparitions intempestives du micro dans le champ, ou encore accident de voiture improbable filmé en plan subjectif, comme métaphore d’un scénario qui ne sait plus où il en est ni où il va.

Enfin, après une conclusion appelant les Suisses, toujours avec une bonne dose d’humour, à intégrer l’Union européenne, une dernière séquence réunit les deux réalisateurs dans un confessionnal, où ils avouent leurs nombreux péchés d’enquêteurs, pour ceux qui n’auraient pas encore compris.

En tout état de cause, peut-on reprocher à deux jeunes Suisses de ressentir le besoin d’interpeller leurs concitoyens, lorsque l’UDC, créditée de près de 27% aux dernières élections fédérales (législatives), lance en 2012 une nouvelle initiative populaire en faveur du renvoi des étrangers criminels, afin de durcir le texte validé par une votation en 2010 ? A l’occasion d’une précédente consultation, en 2009, l’interdiction de construire des minarets avait recueilli plus de 57% de « oui », atteignant des scores plébiscitaires dans de nombreuses communes périurbaines [voir l’analyse d’Elsa Chavinier et Jacques Lévy dans la revue (excellente, cela va sans dire) EspacesTemps] : pas de quoi rire, en effet, mais voilà des chiffres qui n’ont malheureusement rien de subjectif ni malhonnête.

La bande-annonce sous-titrée en français :



Commentaires

  1. Excellent texte sur ce film assez dérangeant, qui peut faire rire les autochtones mais grincer les frontaliers et ceux qui habitent même assez loin des frontières pour ne les franchir que rarement.
    Sur les pas de M. Moore, ces potaches vont progresser et parvenir à décrypter le mystère de ce pays en dépassant la simple question cosmétique de l'image.

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