Des "Chants de Mandrin" qui sonnent faux

A Locarno était présenté, dans la compétition principale, le prometteur Les Chants de Mandrin, de Rabah Ameur-Zaïmeche (Wesh Wesh qu'est-ce qui se passe ?, Dernier Maquis). Le moins qu'on puisse dire est que ce film m'a laissé perplexe, tout comme les trois amis qui m'accompagnaient et une bonne partie des spectateurs de l'auditorium - il faut avouer que les festivaliers avaient, quel que soit le film, une méchante tendance à se sauver en cours de projection, si possible bruyamment, mais celui-ci est le seul du séjour où une furieuse envie de les imiter s'est emparée de moi au bout d'une petite demi-heure.

Louis Mandrin, célèbre et populaire contrebandier, ennemi des fermiers généraux et amis des petites gens, est mort roué en 1755 - sur le supplice de la roue, notre ami Wiki vous en dira plus. À cette date,  RAZ - j'ai cru comprendre que, dans les milieux autorisés, on s'autorise à utiliser l'acronyme plutôt que le nom entier - s’empare du destin d’une bande de quelques contrebandiers orphelins de Mandrin mais, fort heureusement pour eux, dirigés par le courageux et sympathique Bélissard (rôle tenu par le réalisateur himself). Ce Billy The Kid du Larzac est une fine gâchette à qui il ne vaut mieux pas chercher de noises si on ne veut pas finir avec un trou dans le ventre. Il compte parmi ses compagnons un grand gaillard super balèze et chauve, qui pose des pièges pour attraper des lapins et qui en connaît un sacré rayon sur les bêtes, les plantes, les fleurs, la forêt, tout ça, encore plus que son chef, qui n’est pourtant pas mal non plus. Tout ce petit monde est bien entendu adoré de la population et il faut dire qu’ils sont bons commerçants : toujours un sourire pour une jolie villageoise, un regard complice pour un bon client, un slogan encourageant pour le passant indécis.

Voilà une bande de joyeux pied-nickelés, écolos, humanistes, terriblement à cheval sur certains principes mais qui ne sont pas les derniers quand il s’agit de faire ripaille, boire, chanter, danser et rire, qui n’hésitent pas à aller courageusement embrocher toute une garnison pour libérer un compagnon fait prisonnier et qui, last but not least, sont de vrais monstres quand il s’agit de dresser une barricade en quelques minutes et, dans la foulée, zigouiller en moins de deux un escadron de dragons venus – arrogants qu’ils sont – les arrêter. Cette dernière scène, filmée totalement à contre-temps résume à elle seule tout le film : quand on apprend que nos héros au grand cœur sont encerclés, on s’attend à une sorte de climax, de palpitation. Des clous ! L’affaire est réglée en trois coups de fusils - tous font mouche, qu'on se le dise – et le film reprend aussitôt son train de sénateur. Refus du spectaculaire, qui serait aussi racoleur ? A quel prix...

J’oubliais : nos contrebandiers ont aussi des copines, qui apparaissent subitement aux deux tiers du film, c’est-à-dire qu’une bonne partie du public de Locarno n’a donc pas eu la chance de les voir, ce qui est dommage car elles sont toutes très jolies, souriantes et pas les dernières pour la gaudriole, symbolisée avec une finesse infinie par un long gros plan fixe sur un décolleté palpitant.

Pour finir tout à fait les présentations, il faut ajouter que le groupe – à l’instar des personnages qui croisent sa route – a tendance à s’exprimer d’une manière assez déroutante. D’un côté, tous déclament un peu, utilisant quelques termes désuets qui font bien « Ancien Régime », comme lorsqu’ils distribuent du « messire » à leurs clients. De l’autre, ils ne manquent pas de lancer quelques « putain bordel la vache » et autres « allez les gars ». Ce qui donne une sorte d’hésitation de près de deux heures entre film en costumes et discours d’aujourd’hui sur aujourd’hui pour aujourd'hui. À croire que le réalisateur-scénariste, non content de faire porter sa plus précieuse marchandise par une mule croisée avec un pur-sang arabe (fine et belle allusion, n'est-ce pas), ni de faire comme si la population française du XVIIIe siècle était globalement alphabétisée - les livres se vendent comme des petits pains, craignait que le public n’ait toujours pas bien compris que non, il n’est pas seulement venu voir un film d'époque mais bien une histoire du temps présent, ou plutôt une fable de toujours, sur les proscrits, les rebelles, les révoltés d’ici et d’ailleurs, poursuivis par des représentants de l'autorité aussi bornés qu'uniformés.

Reste une sorte de fil directeur à ce scénario misant beaucoup sur la patience du spectateur. Avec l’aide d’un marquis poète et presque aussi sympa que nos brigands – joué par Jacques Nolot, seul à tirer son épingle du jeu –, les héritiers de Mandrin se lancent dans l’aventure de la propagande, en faisant imprimer puis en diffusant une biographie de leur héros défunt, ainsi que quelques poèmes – « en vers burlesques », nous est-il rappelé une petite douzaine de fois avec l'adjectif « burlesques » déclamé avec conviction – relatant ses aventures. Le tout grâce à un gentil imprimeur – campé par Jean-Luc Nancy, apparition surréaliste –, aidé par un sympathique ouvrier qui n’est manifestement pas comédien mais qui fait du bon boulot – n'étant pas spécialiste, je fais confiance à son patron, gagné par l'extase à la découverte des premiers exemplaires du brûlot.

Armé de ma plus totale incompréhension face à ce film et sa présence à Locarno, je fais deux hypothèses. La première : Rabah Ameur-Zaïmeche, comme en témoignent ses échanges avec le public après la projection – regard vers l'horizon, air grave et pénétré, tirade improbable sur les « léopards de la jungle helvétique » (sic et re-sic) – se prend un brin au sérieux. La seconde, à relier à mon post-scriptum : le fond – qui suffit amplement à nourrir ma perplexité – semble être parvenu, aux yeux des thuriféraires de ce film, à masquer la vacuité de la forme et les grosses ficelles traversant l'écran. Ce ne sera sans doute pas la première ni la dernière fois dans l'histoire du cinéma, certes.

Rabah Ameur-Zaïmeche, Les Chants de Mandrin, France, 2011.

PS : gage de ma bonne foi mais source d'une encore plus grande incompréhension - suffirait-il donc d'être engagé et de se la jouer un peu rebelle pour être considéré comme un artiste de valeur ? assiste-t-on aux prémices d'une gigantesque hallucination collective ? - je signale les retours très positifs de plusieurs critiques présents à Locarno, dont ceux envoyés par les Inrocks et L'Express.

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